L’Athéisme n’existe pas.
La notion de dieu se trouve souvent obscurcie par deux tendances opposées.
D’une part, l’idolâtrie, qui consiste à attribuer aux dieux des caractéristiques humaines — émotions, désirs, comportements. Les théologiens affirment souvent qu’il ne s’agit que de métaphores, destinées à rendre le divin plus accessible à l’entendement humain.
D’autre part, la tendance à concevoir les dieux comme des entités totalement transcendantes, relevant d’une autre dimension, ce qui les rend pratiquement insaisissables pour la pensée.
Pour mieux comprendre ce que représente une divinité, il est plus pertinent d’examiner son usage concret dans les textes, discours ou invocations des théologiens, ministres du culte et autres entrepreneurs religieux.
Or, en comparant les fonctions de la référence à la divinité dans le discours religieux et de l’évocation de l’autorité dans le langage politique, on observe des parallèles saisissants.
Dans les deux cas :
- Ces références participent à la construction de récits explicatifs, fondateurs ou ontologiques, fournissant un cadre cohérent pour comprendre la réalité et notre place dans le monde ou la société.
- Elles reposent souvent sur un fondement éthique et moral, ancrant les normes de comportement dans une autorité ultime qui justifie et/ou encourage certaines actions.
- Leur fonction psychologique et émotionnelle est tout aussi centrale : là où le concept de Dieu offre réconfort et espoir face aux difficultés de l’existence, le pouvoir politique promet protection et sécurité.
- Leur rôle sociopolitique est également comparable : tous deux structurent et légitiment l’ordre social, renforcent la cohésion communautaire et valident l’autorité des leaders.
- Elles se manifestent à travers des pratiques et rituels, qu’ils soient religieux ou politiques, servant à rendre concrètes des notions abstraites dans l’expérience quotidienne des fidèles, des sujets ou des citoyens.
- Enfin, tant la notion de Dieu que celle du pouvoir servent de base à la réflexion intellectuelle, stimulant des débats profonds sur la réalité, la connaissance et l’éthique.
La principale différence réside dans l’accent que met le discours politique sur la gestion concrète et immédiate de la réalité sociale, tandis que le discours religieux, bien que s’occupant des mêmes questions, prétend adopter une perspective transcendante, voire éternelle.
Ces parallèles suggèrent que la notion de dieu dépasse le cadre strictement religieux. On pourrait dire que les dieux modernes se sont débarrassés de leurs attributs idolâtres et transcendants tout en conservant l’essentiel : le principe d’autorité.
Lorsque nous invoquons « la démocratie », « la liberté », « le marché » ou « la science » pour justifier nos attitudes, nos positions ou nos actions, nous utilisons ces concepts exactement comme un prêtre utiliserait la référence à Dieu.
Ces notions servent de fondement ontologique, de source d’autorité morale, de cadre explicatif et de base pour l’action collective. Elles fournissent un sens à notre existence et légitiment un certain ordre social, directement ou indirectement, tout comme la notion de Dieu dans un contexte religieux traditionnel.
Ces parallèles nous conduisent à trois affirmations qui peuvent paraître provocantes :
- Première : L’athéisme n’existe pas.
En effet, toute justification de nos attitudes ou actions s’appuie nécessairement sur des valeurs ou des principes ultimes qui exercent, dans notre système de pensée, les mêmes fonctions qu’un dieu dans un système religieux traditionnel.
Qu’il s’agisse de la Raison, du Progrès, de la Justice Sociale ou de la Liberté Individuelle, ces concepts servent de références absolues pour donner sens à nos actions et structurer notre compréhension du monde.
L’identification de nos valeurs fondamentales révèlerait ainsi les « dieux » dans lesquels nous croyons réellement. Ces « dieux » séculiers, en apparence bien différents des divinités traditionnelles, remplissent pourtant les mêmes fonctions essentielles : ils fournissent un cadre moral, donnent du sens à notre existence, motivent et légitiment nos actions et structurent notre vision du monde.
Ainsi, chaque individu croit en quelque chose qui exerce les fonctions d’un dieu, même s’il ne le nomme pas ainsi. La différence entre le « croyant » traditionnel et l' »athée » ne réside pas dans l’existence ou l’absence de croyance en un absolu, mais dans la nature de cet absolu et dans la conscience que nous en avons. - Deuxième : Nous avons toujours vécu dans des sociétés polythéistes.
Si nous acceptons que toute société repose sur des principes ultimes qui exercent les mêmes fonctions que les divinités traditionnelles, alors nos sociétés n’ont jamais cessé d’être polythéistes.
Dans les sociétés anciennes, le polythéisme était explicite : plusieurs dieux coexistaient, chacun régissant un aspect spécifique du monde (la guerre, la fertilité, la sagesse, la mer, etc.). Mais ce modèle ne s’est jamais véritablement effacé.
Aujourd’hui encore, nos sociétés modernes sont structurées par une multiplicité de valeurs absolues : la Démocratie, le Progrès, la Liberté, la Justice, la Science, la Nation, l’État de droit, le Peuple, le Marché. Ces principes, bien que séculiers, jouent un rôle similaire à celui des anciens dieux. Ils sont, en fin de compte, nos nouveaux dieux.
Comme dans le polythéisme antique, ces « divinités modernes » coexistent parfois en harmonie, parfois en tension, voire en conflit. Faut-il privilégier la Liberté ou l’Égalité ? La Science ou la Volonté populaire ? Le Marché ou l’État ? Ces dilemmes ne sont pas différents des rivalités mythologiques entre les dieux anciens qui incarnaient des forces opposées.
Loin d’avoir évolué vers un modèle « monothéiste » où un unique principe d’autorité dominerait toutes les sphères de la société, nous oscillons — peut-être avons-nous toujours oscillé — entre plusieurs absolus, selon les contextes et les idéologies dominantes.
Ainsi, notre monde moderne, bien que prétendument débarrassé du religieux, fonctionne toujours comme un polythéisme implicite, où plusieurs figures d’autorité ultime (dieux) exercent leur souveraineté sur nos choix et nos représentations. - Troisième : Nous ne croyons pas tous dans les mêmes dieux.
Si nos sociétés fonctionnent comme des polythéismes implicites, il est alors évident que nous ne partageons pas tous les mêmes divinités séculières. De la même manière que les panthéons antiques variaient selon les peuples, les cultures et les époques, les valeurs fondamentales qui structurent nos actions diffèrent d’un individu à l’autre, d’un groupe à l’autre.
Cependant, il y a une distinction essentielle à faire entre les dieux (valeurs ultimes) que nous proclamons et ceux qui, en réalité, guident nos actions.
– Un individu peut se dire attaché à la justice et à l’égalité, mais dans ses actes, il privilégie la compétition et l’efficacité économique, sans même en avoir conscience.
– Un autre peut croire agir selon son propre « intérêt », sans voir que sa perception de celui-ci est façonnée par des croyances implicites ou des comportements conditionnés auxquels il ne peut se soustraire et dont, souvent, il n’a pas conscience.
– Un troisième peut se revendiquer rationnel et critique, tout en prenant des décisions influencées par des intuitions, des émotions ou des dogmes idéologiques qu’il ne perçoit pas comme tels.
– De même, certains États proclament leur attachement à la démocratie et aux droits de l’homme, tout en orientant, en pratique, leurs choix vers la puissance géopolitique ou la stabilité économique
Il existe souvent un décalage entre nos croyances déclarées et celles qui nous font réellement agir. Certaines divinités modernes sont affichées comme des idéaux collectifs, tandis que d’autres, plus implicites, orientent discrètement nos comportements. -
Quatrième : Le fanatisme n’est pas l’apanage des religions traditionnelles.
Le fanatisme ne se limite pas aux croyances religieuses. Les idéologies séculières peuvent, elles aussi, engendrer des formes d’aveuglement et d’extrémisme.Certains principes tels que « la Propriété », « le Marché », « la Liberté », « la Patrie », « l’Égalité », « la Démocratie », « la Croissance économique » sont parfois portés à un niveau de sacralisation où toute remise en question devient impossible, menant à des dérives.
L’histoire regorge d’exemples :
– La Propriété sanctifiée : L’obligation faite aux Haïtiens de payer d’énormes compensations aux anciens esclavagistes après leur indépendance, plongeant durablement le pays dans la pauvreté.
– Le Nationalisme fanatique : Les guerres déclenchées par les excès du patriotisme et du nationalisme.
L’Égalité dogmatique : Certaines révolutions égalitaires ont dégénéré en régimes autoritaires et oppressifs.
– La Démocratie idéalisée : La croyance naïve selon laquelle « le peuple a toujours raison », en oubliant que sans un système d’information fiable et une culture du débat, toute population peut être manipulée.
– Le Marché et la Croissance érigés en vérités absolues : La dérégulation financière extrême et la foi aveugle dans l’auto-ajustement des marchés ont provoqué et aggravé des crises économiques majeures, telles que la crise de 1929 ou celle de 2008, où les mécanismes du système ont été défendus comme intouchables jusqu’à leur effondrement.
Ainsi, le fanatisme ne réside pas dans la nature de la croyance, mais dans l’incapacité à la questionner. Il ne dépend pas de son contenu, mais de la façon dont elle est défendue : avec ouverture ou avec aveuglement.
Les conflits politiques, sociaux et philosophiques ne sont peut-être rien d’autre que des luttes entre des panthéons opposés : certains sacralisent la Liberté quand d’autres vénèrent l’Égalité, certains placent leur foi dans la Science tandis que d’autres se tournent vers la Volonté populaire, certains érigent l’Ordre et la Sécurité en absolus, là où d’autres privilégient la Justice et l’Autonomie individuelle.
Ainsi, nos divergences ne portent pas tant sur le fait de croire ou non, mais sur ce en quoi nous croyons réellement et la conscience que nous en avons.
Conclusion
Ces réflexions nous conduisent à une prise de conscience : nous n’avons jamais cessé d’être des êtres croyants, mais nous avons simplement déplacé et transformé nos objets de foi. Et ces objets de foi, j’insiste, nous n’en avons pas toujours conscience.
Ne pas reconnaître nos propres croyances, c’est les subir passivement, comme si elles allaient de soi. Les identifier, les comprendre et les nommer, c’est au contraire se donner la possibilité de prendre du recul, de les examiner et, peut-être, d’en remettre certaines en cause.
Nous questionnons les croyances religieuses traditionnelles avec aisance, mais sommes-nous prêts à soumettre nos principes modernes à la même exigence critique ? Nos valeurs politiques, sociales, morales ne sont-elles pas, elles aussi, des absolus que nous défendons sans toujours en interroger les fondements ? Ne pouvons nous y voir, là aussi, des formes de fanatisme ?
La question essentielle n’est pas seulement de savoir à quelles valeurs nous adhérons, mais pourquoi nous y adhérons. Comprendre le cheminement qui nous y a crée cette adhésion. Ce n’est qu’en reconnaissant ce qui nous gouverne que nous pouvons espérer nous en détacher, le questionner véritablement et comprendre, peut-être, pourquoi nous y obéissons.